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1985-2000 

Les affinités électives d’Armand Scholtès

 

 

« La vie d’un homme, même lorsqu’il produit des œuvres, n’est jamais celle d’un créateur »

Walter Benjamin, Les affinités électives de Goethe, 1925

Le CIAC de Carros ne propose pas à véritablement parler une rétrospective des œuvres d’Armand Scholtès, mais une vision d’ensemble de ses créations1 entre 1973 et 2013.

Cette exposition témoigne d’abord des infinies possibilités que sa création embrasse. Elle permet de suivre un geste pictural que l’on penserait maîtrisé, et qui surprend toujours tout autant du point de vue du trait que de celui de la couleur, du matériau que de la forme, du geste que des techniques employées.

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Si l’œuvre d’Armand Scholtès peut s’apprécier de prime abord au travers de la liberté et de la créativité de la gestuelle, elle relève d’une alchimie complexe qui fait de sa création une “peinture où la plastique rejoint l’énergie”2. Elle s’émancipe le plus souvent des contraintes du sujet pour n’exprimer que la couleur pure qu’il inscrit au travers des formes empruntées à un vocabulaire géométrique tout autant qu’approximatif. Dans l’incertitude féconde qui sied à celui capable d’abandonner leur relation au hasard. Le spectateur y trouvera là la manifestation d’un doute, déchirant comme l’éphémère, et réconciliant comme une promesse.

Il s’en détache une dimension mélodique où bois, toile, tissu, vernis, enduits… servent à reformuler le canevas d’une création dont chaque élément constituerait un des fils de la trame.

Surtout quand il tire du pli matière à disposer des lignes, qu’il situe en des compositions réfléchies les unes par rapport aux autres - Sans Titre, 1978, (p. 14-15) -. Ainsi, à rebours d’une construction orientée autour de déterminismes objectifs, il se situe dans un parcours aux trajectoires incertaines, à la façon dont parfois certaines de ses feuilles laissent deviner, en transparence, des nervures tremblées3. Et il ne s’agit plus dès lors simplement de manifester la beauté du champêtre, mais bien plutôt d’en révéler toute sa poésie cachée.

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Variations, séries… tant de choses si diverses quand on pourrait les craindre disparates, et qui provoquent un sentiment de plénitude tout autant qu’un appel à l’abandon.

C’est la promesse d’une perception subtile, ténue, où matière rime avec couleur, tissus avec teintes, et bois avec aspects. Et par laquelle infime jamais ne rime avec insignifiant.

 

D’autant, qu’à l’inverse Armand Scholtès ne dédaigne pas recourir à de grandes dimensions - Sans titre, 1988 (p. 33) - à partir de quelques aplats de couleurs réduites à l'essentiel, qu’un cerne tente de maintenir dans le cadre. Ces grandes surfaces offrent matière à une tentative renouvelée d’effacement. Et l’on éprouve parfois - Grande rosace, 1980, (p. 13) - ce sentiment étrange d’être happé dans l’indistinct d’un mouvement que son médium aurait figé, et qui paradoxalement néanmoins se poursuit dans l’espace-temps infini de l’univers en expansion. Comme hors d’atteinte.

Cela tient du carrousel de sensations dans lequel les limites finissent par s’estomper pour traduire cet oubli du monde dont l’art seul peut permettre l’expérience.

La nature dans laquelle son regard vient puiser indices, fragments et lambeaux lui sert à recréer une cohérence4, inexistante au-delà de son appréhension visuelle, mais évidente du point de vue de la sensation.

Il en explore le répertoire des possibles pour en restituer le sens en subvertissant les conventions par des audaces plastiques. Au gré d’inspirations spontanées.

Une exploration, de la couleur et de ses contrastes, de traces dont les empreintes semblent les vestiges d’une partition, des composantes tantôt visibles, tantôt invisibles d’une toile, débouche par une immersion totale sur une esthétique particulière, qui n’est pas propre à la réalité virtuelle où le spectateur viendrait se perdre. Mais qui constitue une manière de pénétrer dans la matière dont il livre quelques-unes des infinies possibilités.

La variété se fait alors simple virtuosité.

Car les créations d’Armand Scholtès se délectent de figures inimitables où le dedans et le dehors s’appliquent à se confondre, enfermant notre regard dans un espace où la limite est celle du champ chromatique. Il parvient à tirer d’une répétition, qu’il s’efforce de mener vers un point ultime que jamais il n’atteint, un renouveau. Cela semble s’organiser autour d’un rapport thème-variation dont il aurait emprunté à Philip Glass la structure obsessionnelle, avec ses combinaisons de vues, sous diverses perspectives, qui contribuent à créer une sensation hypnotique.

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A l’observer, on finit par appréhender la naissance du sens par la conjugaison de la forme et du signe. La tâche, née du geste, fonde le lieu improbable de l’expression de l’imaginaire et offre au spectateur la possibilité d’oublier les bords de chaque image, pour tenter de s’y perdre vraiment. Un peu comme si l’inclinaison de son pinceau s’en venait parapher le ciel.

 

On parvient ainsi sans peine à jouir des seules formes que ces objets recèlent, où l’absence d’ombres constitue sans nul doute la plus poétique métaphore de l’effacement des limites ontologiques entre le réel et la fiction.

 

Aura-t-il jamais connu la tentation d'épuiser l'univers des possibles ? C'est peu probable tant son art, par essence, dépend de ce renoncement originel.

Par la répétition où il s’évertue à faire rimer pleins et déliés, il emprunte à l’aspect furtif, transitoire, de toute représentation, pour en faire ressortir la fragilité d’une présence qui toujours semble hésiter entre l’être et le néant. Et l’on reste interdit comme, face à une scène, en attente d'un événement qui s’attacherait à révéler une identité, quand la subjectivité se brise en éclats de matière.

 

 

Appréhender du regard une œuvre d’Armand Scholtés, c’est se laisser constamment surprendre par ce que l’on croit connaître par cœur, et que l’on redécouvre sans cesse. Car regarder ne suffit pas à maîtriser, à circonscrire. Il reste encore à en concevoir ce que Gilles Deleuze signifie au travers de son “paradoxe du sens intime”. « Répéter, c'est se comporter, mais par rapport à quelque chose d'unique ou de singulier, qui n'a pas de semblable ou d'équivalent. Et peut-être cette répétition comme conduite externe fait-elle écho pour son compte à une vibration plus secrète, à une répétition intérieure et plus profonde dans le singulier qui l'anime. »5.

Ses esquisses ne laissent pas seulement libre cours aux élans de la couleur.

Ses « Séries » d’aquarelles - Sans titre, (2011) (p. 38-39) -, en particulier, révèlent subrepticement des présences cachées, qui aussitôt se détournent, pour mieux souligner le caractère évanescent de tout ce qui transparaît de la beauté des choses. Et qui finit par

interroger notre perception et l’émergence du sens au coeur du monde. Fût-il le plus improbable. Ses crépis d’aquarelles - Sans titre (2011) (p. 40-41) - évoquent les façades des villas de Campanie, quand l’opposition irréductible du noir et du blanc, inscrit l’espace perspectif dans un contraste que l’oeil affronte “Fragments” (1978) (p. 24-25) ; et sa poésie cachée propre à une ancienne unité cosmique défaite, diluée, et plus encore “Traces et empreintes” (2000) (p. 22-23) jouent de cette fragilité propre à l’interruption, réagissant d’une autre façon avec ce qui n’existe pas… ou qui subsiste, en creux, comme en négatif. Ailleurs !

 

Loin des oppositions théoriques entre objet et sujet, l’œuvre d’Armand Scholtés permet de repenser l’antagonisme irréductible entre perception et chose en soi. Elle s’applique à exprimer quelque chose qui concerne l’art lui-même, et pas seulement le processus de son application métaphorique.

Quand chez Goethe c’est « l’espérance (qui) effleura leur tête, comme une étoile qui tombe du ciel »6, la rétrospective d’Armand Scholtès nous presse de l’interrogation majeure qu’elle suscite sur les ressorts d’une création à l’articulation de ce qui s’appréhende et de ce qui s’offre.

 

Jean-Baptiste Pisano

LAPCOS, Université de Nice-Sophia Antipolis

Nice, 21 avril 2013

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